Philosophie juive: Avicébron

Philosophie juive: Avicébron
Philosophie juive: Avicébron
    C’est en Espagne que se développe, dans la seconde moitié du XIe siècle, la philosophie juive avec Ibn Gebirol (Avicébron), tandis qu’au XIIe siècle elle revient vers l’Orient, avec Maïmonide. Si différente que soit l’inspiration des Juifs et des Arabes, il y a pourtant un rythme analogue dans le mouvement qui mène d’Avicébron, le platonicien, à Maïmonide, le péripatéticien, et celui qui mène d’Avicenne à Averroès.
    Avicébron, né en 1020 à Malaga et mort en 1070, est à la fois l’auteur de poésies et d’hymnes religieux et d’un traité philosophique, intitulé Source de Vie (Fons vitae), dont on possède une traduction latine de Dominique Gondissalvi, qui le répandit en pays chrétien au XIIIe siècle et une traduction hébraïque, mais non l’original, écrit en arabe.
    Tandis que la doctrine d’Avicenne est au croisement des influences du péripatétisme et du platonisme, Avicébron, sauf en ce qui concerne l’appareil dialectique, est pour ainsi dire étranger à l’influence d’Aristote ; et même, bien qu’il ne cite jamais ses sources, il critique quelques notions fondamentales chez lui, et tout particulièrement celle qui attribue à Dieu le mouvement du premier ciel : il est impossible, selon lui, que le Créateur, qui est infini, produise immédiatement le mouvement d’une sphère, qui est fini ; bien plus, il admet comme un axiome qu’une substance immobile, telle que le Créateur, ne peut mouvoir une autre substance : « Tout ce qui ne peut se mouvoir soi-même ne peut mouvoir autre chose... Le moteur d’une substance donne en effet à la substance la puissance de se mouvoir ; mais tout ce qui donne un attribut à une autre chose mérite de l’avoir lui-même plus que ce qui le reçoit. » Le principe immédiat du mouvement est donc ce qui se meut soi-même, ce que Platon appelait l’âme.
    La Source de Vie est un des trois ouvrages philosophiques qu’Avicébron a écrits et le seul qui nous reste. Avicébron distribue en effet toute réalité en trois : l’Essence première ou le Très-Haut, la Volonté qui est la puissance créatrice du Très-Haut, enfin la Matière et la Forme qui renferme toute créature. La Source de Vie ne porte que sur la Matière et la Forme ; « ce n’est là que la première partie de la Sagesse qui doit être un échelon pour la seconde et pour la troisième, pour la science de la Volonté et la science de l’Essence première ». La Source de Vie contient exclusivement la science des choses créées, bien qu’elle se réfère assez souvent à la Volonté et à l’Essence première.
    La thèse unique de la Source de Vie, c’est que toutes les choses créées sont composées de forme et de matière, thèse de la composition « hylémorphique » universelle, qui a été considérée au XIIIe siècle occidental comme la caractéristique d’Avicébron. La notion de matière est d’origine aristotélicienne ; mais, chez Aristote, la matière au sens propre ne se trouve que dans les choses où il y a changement, et c’est ce qui reste permanent dans le changement : dans la région sublunaire, il y a génération et corruption ; pour qu’il y ait génération, il faut qu’une forme substantielle s’ajoute à une matière qui contenait cette forme en puissance ; dans les sphères célestes, le seul changement est le changement local ; il n’y a donc en elle qu’une matière locale, dont la propriété est d’être en puissance dans tous les lieux occupés par la sphère. Quant aux intelligences, il y a bien dans l’intellect humain, qui reçoit les formes de l’intellect agent, quelque chose d’analogue à la matière, mais ce n’est pas la matière au sens propre. Il n’en était pas ainsi dans le néoplatonisme : d’abord, pour Plotin, dans les choses corporelles, la matière désigne uniquement ce qu’Aristote appelait matière première, c’est-à-dire la matière qui est en deçà des éléments : sur cette matière qui ressemble au « lieu » du Timée, les idées envoient des reflets qui sont comme des ombres sur une ombre, qui ne forment avec elle aucune substance véritable ; la matière, incapable de retenir aucune forme, reste toujours près du néant (prope nihil), selon le mot de saint Augustin ; elle est définie comme ce qui s’écarte au maximum du Bien. D’autre part, Plotin admet que le monde intelligible possède une « matière intelligible », qui forme comme un fond commun pour toutes les intelligences ; si, dans la variété des intelligences, il y a unité, c’est à cause de la matière. La notion de matière se trouve ainsi à tous les niveaux de la réalité, à part le niveau de l’Un. C’est là la thèse d’Avicébron, sauf les modifications importantes qu’il y apporte : il n’y a pas chez lui un aussi grand contraste que chez Plotin entre la matière intelligible et la matière corporelle ; chez Plotin, il y a une coupure entre l’Un pris avec les hypostases émanées de lui, d’une part, et les reflets qui constituent le monde sensible, d’autre part ; or, la matière intelligible est d’un côté de la division et la matière corporelle de l’autre ; chez Avicébron, la coupure est entre le Dieu créateur, sans multiplicité, avec sa volonté créatrice, et la créature qui contient à la fois les substances simples ou intellectuelles et les substances corporelles ; matière intelligible et matière corporelle sont du même côté, de celui de la créature. De là suit une seconde modification : au-dessus de la matière intelligible et de la matière corporelle, Avicébron place la matière universelle : la notion de matière universelle naît chez lui d’exigences systématiques inhérentes au néoplatonisme : partout où il y a des termes divers et semblables, il faut poser au-dessus un terme unique d’où ils découlent ; au-dessus de la diversité matière intelligible et matière corporelle, il faut donc poser une matière universelle d’où découlent les deux autres ; cette matière « qui existe par soi, qui est d’une seule essence, qui est le sujet de toute diversité, qui donne à toute chose son essence et son nom », contient, dans son unité, la matière intellectuelle et la matière corporelle, comme la forme universelle dont elle est le sujet contient les formes intelligibles et les formes des corps. A l’intérieur de la matière corporelle, on distingue encore une série de termes hiérarchisés, du plus au moins compréhensif : matière céleste, matière naturelle universelle, matière naturelle particulière, matière artificielle avec autant de formes correspondantes, la forme du ciel, la nature, l’essence des corps naturels, l’art. La doctrine d’Avicébron consiste à classer les formes et les matières en deux séries se correspondant terme à terme et telles que chaque terme d’une série, joint au terme correspondant de l’autre, fasse un être concret ayant sa place marquée dans une hiérarchie qui va de l’universel au particulier, des êtres intellectuels aux êtres corporels, de la nature à l’art.
    Ce qui complique la doctrine, c’est qu’Avicébron, en bon néoplatonicien, ne veut pas qu’il s’agisse là d’une simple classification statique ; il a la prétention de faire comprendre la genèse de la multiplicité des formes et de celle des matières à partir de la forme universelle et de la matière universelle. Mais il y a, dans son explication, une ambiguïté foncière : le principe de diversité paraît être en effet tantôt du côté de la forme, tantôt du côté de la matière : selon la première explication, la matière est une et indéterminée dans les êtres, et ce qui les distingue, ce par quoi ils sont ce qu’ils sont, c’est la forme, comme un bloc de marbre qui peut devenir plusieurs choses ; la diversité des formes est donc ici le principe. Selon la seconde explication, la forme est une, à la façon de la lumière qui provient du soleil ; mais comme cette lumière, selon qu’elle est reçue en des matières plus ou moins subtiles ou épaisses, s’obscurcit plus ou moins, la diversité des êtres, dérivée de ces divers degrés d’obscurcissement, est à attribuer uniquement à la matière, indispensable même aux plus hautes formes de l’être, puisque, dans la transparence absolue, la lumière ne se manifesterait pas. Ces deux aspects de la pensée d’Avicébron, que nous verrons courir à travers la philosophie occidentale du XIIIe siècle, paraissent bien irréductibles : à l’image aristotélicienne d’un ensemble statique de formes discrètes et séparées s’oppose celle d’une lumière unique que les matières sont plus ou moins aptes à recevoir ; à une classification de concepts, l’image d’un éloignement plus ou moins grand. Il semble qu’Avicébron devrait choisir entre ces deux conceptions de la diversité ; mais, en fait, sa pensée s’oriente vers un pur parallélisme des formes et des matières : pour lui, la forme supérieure contient à l’état d’enveloppement les formes inférieures ; ainsi, « les formes sensibles, quantité continue, figure, couleur et qualités premières, sont réunies dans l’essence de la substance simple ; elles n’y sont pas à la manière dont elles sont dans les substances composées, mais d’une autre manière plus simple ; elles sont les formes elles-mêmes séparées de leur matière, perçues par l’âme et dépouillées de leurs substances ; et puisque ces formes simples ont des forces qui émanent d’elles, il est nécessaire, lorsqu’elles se sont déversées sur la substance qui leur est opposée et se sont jointes à elle, que s’engendrent les formes sensibles, soutenues dans la substance composée ». Ainsi, si la forme corporelle s’engendre au moment où elle rencontre la substance corporelle, c’est qu’elle était déjà, d’une autre manière, dans la substance supérieure au corps : « la substance simple n’imprime (dans la substance corporelle) que ce qu’elle a dans son essence », et la matière est le sujet que recherchent les forces émanées de la substance simple pour s’unir à elle. Le mouvement inverse, par lequel notre intelligence connaît les formes séparées de la matière, prouve bien d’ailleurs l’origine intellectuelle de ces formes.
    Ce que l’on dit des formes, on peut le dire des matières : « de même que la diversité des formes n’empêche qu’elles ne soient une seule forme en elle-même », de même « la diversité des matières n’empêche qu’elles ne s’accordent en tant que matière et ne fassent toutes une seule matière ». Chaque matière, dans sa différence avec les autres, est définie en effet par sa capacité de recevoir les formes à un certain état d’unité ou de division ; donc elle est elle-même d’autant plus multipliée et diversifiée qu’elle est plus éloignée de son origine, et d’autant plus une et simple qu’elle en est plus proche : le mouvement par lequel la matière universelle qui reçoit les formes dans leur absolue unité se dégrade en matière de l’intelligence, puis de l’âme, puis du corps, est le même que celui par lequel les formes se divisent et se multiplient en cette matière.
    C’est ce parallélisme qui, par rapport au néoplatonisme du livre des Causes, constitue l’élément neuf de la doctrine d’Avicébron. Si cette nouveauté est possible, c’est que, contrairement au néoplatonisme, il distingue radicalement l’illumination, par laquelle l’intelligence éclaire une matière de la création ; dans le néoplatonisme, l’illumination ou émanation appartenait au principe suprême ; ici, elle appartient à une créature ; la différence, c’est que l’intelligence imprime seulement ce qui est en son essence ; « si elle imprimait ce qui n’est pas dans son essence, son action ne pourrait être une impression, elle serait créatrice ex nihilo ; mais il n’y a d’autre créateur ex nihilo que l’agent premier, le Très-Haut et le Très-Saint ; » la forme qui imprime son action « est elle-même créée parce que la forme est, et l’être n’est pas une impression ; car l’impression a besoin d’un soutien... ; n’étant pas impression, il est création ». Tandis que, dans le néoplatonisme, l’Un, principe radical, produit l’Intelligence par une illumination ou impression de même nature que celle par laquelle l’intelligence produit l’âme, et l’âme, le monde, chez Avicébron, Dieu, principe radical, produit l’intelligence et les substances simples par création, tandis que celles-ci agissent par impression sur une matière. Sans doute, Avicébron assimile parfois la création à une émanation, mais cette émanation est radicalement différente de l’action de la forme sur la matière qui va s’affaiblissant : car elle consiste à donner l’être et elle a toujours même force. Avant la création, la forme et la matière existaient séparément l’une de l’autre, avec toutes leurs richesses, dans la science de Dieu : la création a consisté à leur donner l’être pour qu’elles agissent l’une sur l’autre et s’unissent. Leur correspondance leur vient de cette unité supérieure. « Ce qui lie la matière à la forme, ce qui les unit et conserve leur union, c’est l’unité, qui leur est supérieure. La volonté créatrice est ce qui fait que la matière reçoit la forme, bien que la matière ne reçoive pas l’être de ce dont elle reçoit la forme. »
    Il faut remarquer pourtant que la notion de création, telle que l’exprime Avicébron, reste liée à l’ordre hiérarchique néoplatonicien : Dieu crée non par lui-même, mais par l’intermédiaire de sa volonté ou de son Verbe, et il imprime la forme sur la matière corporelle par l’intermédiaire des substances simples ; partout Avicébron intercale des intermédiaires ; ainsi les formes sensibles ne s’impriment pas immédiatement sur la matière, mais sur la « corporéité » qui les soutient, comme elle est elle-même soutenue par la matière corporelle. C’est avec un luxe extraordinaire d’arguments qu’il montre la nécessité de l’intermédiaire des substances simples entre Dieu et les corps, et il invoque en particulier des arguments d’analogie : de même, dit-il par exemple, que dans le microcosme, l’intelligence n’est jointe au corps que par l’âme et le souffle vital (spiritus), de même il faut des intermédiaires entre Dieu et la substance corporelle ; l’intermédiaire est nécessité par l’écart entre l’éternité divine et la temporalité du monde sensible, entre l’infinité de Dieu et les limites du lieu où se meut le monde ; sans posséder l’éternité, les substances simples sont douées « d’un mouvement qui n’est pas dans le temps ». On voit donc combien, dans son mode d’action, le Créateur est déterminé par une série de règles hiérarchiques précises auxquelles il se soumet.

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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